MAITRISER SES DESIRS, EST-CE POUR L'HOMME LA SEULE VOIE VERS LA LIBERTE?

 

 

 

               « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. » Pourquoi Rousseau rend-il un tel hommage au désir ? Fait-il notre bonheur, notre malheur ? Est-il la marque de la misère de l’homme, ou constitue-t-il son essence et sa grandeur ?

               Au sens étymologique, « désirer » signifie « regretter l’absence de », c’est pourquoi le désir est cette tendance consciente vers ce que l’on aimerait posséder, vers cette fin ou cet objet que l’on sait, ou imagine, source de satisfaction. Mais le plaisir réside-t-il dans la possession de cet objet si cher à nos yeux, ou est-il fécondé par le désir ? Mais l’étymologie précise que « constater avec regret l’absence de… » a pour signification « cesser de contempler les astres », et si on ne désire que ce que l’on ne possède pas, ou plus, peut-être ne désire-t-on que des images, des nostalgies, des étoiles. L’homme, être de désir, serait-il « un ver de terre, amoureux d’une étoile »* ? Les objets, étoiles du désir, ne seraient-ils que chimères, illusions, illusions perdues ?

              Le désir est alors l’expérience vécue d’un manque, d’une privation d’être, et on ne saurait désirer sans souffrir de cette dépossession que le désir lui-même nous inflige et nous signifie. Cause du malheur de l’homme, le désir devient notre ennemi, et le bonheur ne peut être pensé que comme absence de désir. La sagesse populaire conseille de réduire ses désirs, de ne pas désirer plus qu’on ne peut obtenir. Il faut savoir lutter contre la démesure des désirs, illimités, toujours insatisfaits, dont la dépendance signerait notre perte.

              Maîtriser ses désirs, est-ce pour un homme la seule voie vers la liberté ? Concevoir le désir comme signe de la dépendance de l’homme à l’égard d’une nature qu’il ne choisit pas, revient effectivement à nier sa liberté. Déterminé, esclave de ses désirs, comment pourrait-il s’en rendre maître ? Doit-il les soumettre (« dominus ») par la force, imposer le pouvoir de sa volonté et de sa raison, ou découvrir quelle autorité ou savoir (« magister ») lui permet de les orienter sans les renier ? En effet, faire le choix de museler ses désirs n’en épuise pas la réalité, et vouloir que l’homme ne soit pas, ou plutôt ne soit plus un être de désir, militer pour la mort du désir, reviendrait sans doute à se méprendre sur l’essence de l’homme. Autour du problème du désir se joue toute une conception de l’homme, de son rapport au monde dans lequel il vit, du sens même de son existence. Maîtriser ses désirs, est-ce pour l’homme la seule voie vers la liberté, ou y a-t-il d’autres voies vers la liberté ?

              Après nous être interrogé sur les conséquences d’une définition du désir comme manque et aspiration vers l’objet capable de le combler, nous chercherons à savoir si cette conception du désir comme privation épuise toute la réalité du désir, ou si, au contraire, celui-ci n’est pas excès, puissance positive d’exister, d’affirmation de soi et de création. Le désir entraîne-t-il toujours notre dépendance, ou, puissance positive de réalisation de soi, est-il essentiellement liberté, intimement lié aux choix libres de la conscience ? Donnerait-il son sens à la vie ?


              De Don Juan qui « désire dans chaque femme la féminité tout entière » et dont justement le désir a cet effet séducteur, à la convoitise ou désir avide de possession d’une chose ou d’une personne, ou encore au désir de gloire, de puissance, ou de reconnaissance, il est vrai qu’on ne désire jamais que ce que l’on n’a pas. Denis de Rougemont, dans Les Mythes de l’amour, écrit au sujet de Don Juan : « Pourquoi ne peut-il désirer que la nouveauté dans la femme ? Et pourquoi désire-t-on du nouveau, du nouveau à tout prix, quel qu’il soit ? Celui qui cherche c’est qu’il n’a pas ; mais peut-être aussi qu’il n’est pas ? Celui qui a, vit de sa possession et ne l’abandonne pas pour l’incertain … Don Juan serait l’homme qui ne peut pas aimer, parce qu’aimer c’est d’abord choisir, et pour choisir il faudrait être, et il n’ est pas. » Le désir est bien le signe de notre incomplétude, expérience du non-être car pour être il faudrait posséder cet objet que justement nous ne possédons pas, ou pas encore. D’ailleurs, est-il possible de ne rien désirer, d’être comblé, satisfait par la réalité, ou sommes-nous par essence des êtres de désir, qui cherchent toujours à augmenter leur puissance, aspirent toujours à être davantage ? Spinoza, lui aussi, reprend cette définition première, et écrit : «  Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour. »

              Le désir est effectivement vécu comme l’expérience du manque et de la dépossession, c’est pourquoi il nous fait souffrir, et la souffrance, douleur morale, le fait de subir les affres du désir, entraîne notre dépendance. Soumis à l’autorité des désirs souverains, nous sommes réduits à n’en être que les sujets, et, emportés par cette attirance vers cet objet qui pourrait nous rendre enfin heureux, nous ne pouvons décider d’y renoncer et semblons alors être dépossédés de notre liberté . Pouvons-nous décider de lutter contre nos propres désirs, le pouvoir de notre volonté, les arguments de notre raison, peuvent-ils nous permettre de dire « non » à ces désirs qui semblent être le fait de notre propre nature ? Comment concilier cette dépendance du moi, de la conscience, à l’égard d’une nature profonde que nous ne choisissons pas, sur laquelle nous semblons n’avoir aucune prise, et les exigences de notre liberté et de la loi morale, exigence absolue d’agir par devoir, interdisant de se laisser conduire par nos inclinations ?

              Une des premières difficultés réside dans le fait que celui qui subit cette attirance est porté vers cet objet qu’il désire tant, et qu’il ne produit pas le mouvement qui l’y conduit. C’est pourquoi la passivité est une des caractéristiques fondamentales du désir. Quelle différence y a-t-il entre désirer et vouloir ? La volonté est-elle complice ou maîtresse du désir ? L’expérience du désir étant celle d’une inclination que l’on éprouve, que l’on subit pour un objet, nous ne décidons pas de l’éprouver ou non, nous sommes comme emportés par cette tendance, passifs et dépendants de ce mouvement et de son objet. Mais, pouvons-nous décider de lui donner ou non satisfaction, décider ou non du passage à l’acte, lui dire « non » ? La conscience est-elle encore libre de céder à la tentation, ou libre de la dominer ? Maîtriser ses désirs pourrait alors signifier se maîtriser, maîtriser cette nature, lutter contre cette dépendance à l’égard de notre nature désirants. Mais comment ? Par un simple effort de volonté répondront certains, puisque « vouloir, c’est pouvoir », ont-ils raison ?

              Celui qui veut sait ce qu’il veut et pourquoi il le veut, il agit en connaissance de cause et après réflexion. Il ne fait pas ce que veut un autre que lui, il n’est soumis à aucune volonté étrangère, étant son propre maître il est un homme libre. Il est vrai que la volonté engendre un type de conduite bien particulier, actif et libre, qui s’oppose singulièrement à la soumission à la tyrannie du désir. Le désir, vécu comme simple impulsion, est-il retenu ou inhibé par la volonté, l’exercice de la volonté peut-il le maîtriser ? Dans l’acte de la volonté la fin et les moyens sont indissolublement liés et dès lors que je sais ce que je veux, j’élabore une stratégie, je cherche quels moyens doivent être mis en œuvre pour obtenir ce but que je me suis fixé. Il n’en est rien dans le cas du désir, et sa passivité ne fait qu’intensifier notre douleur et notre dépendance, l’objet de notre désir nous manquant d’autant plus cruellement que nous sommes incapables de le conquérir, désespérés mais inactifs. Au contraire, la volonté suppose : - la conception du but, ou idée de l’acte possible ; - la délibération des motifs et des mobiles ; - la décision qui résulte de cet examen ; - l’exécution, ou réalisation pratique de cette décision. Si les mobiles peuvent tenir de l’affectivité, du désir et de la sensibilité de notre nature, ceux-ci vont être soumis à l’autorité de notre raison, pouvoir rationnel de connaître, et doivent se constituer en véritables motifs, seuls à l’œuvre dans la volonté d’agir. La raison, ou pouvoir de bien juger, impose son pouvoir et s’oppose à nos désirs, à la sensibilité de notre nature.

              La sagesse stoïcienne propose de régler nos désirs sur la raison et d’accorder ainsi notre vouloir à notre pouvoir. Seule l’exigence morale du bien dictée par la raison, seule la volonté de faire le bien, la volonté d’agir conformément à la raison peuvent nous permettre d’être libres et indépendants. Il s’agit de vivre selon les lois de la raison, en cohérence avec soi-même et avec l’ordre du cosmos. Comme l’écrit Epictète dans son Manuel : « Ce ne sont pas les choses ( dans leur matérialité ) qui nous troublent, mais les jugements que nous portons sur les choses ( c’est-à-dire le sens que nous leur donnons ). » Notre liberté, notre indépendance et notre sérénité résident dans notre pensée, notre discours intérieur, et dans les jugements de valeur que nous portons sur les événements. Seule notre intention morale, celle de toujours faire le bien, permet de n’accorder aucune valeur aux choses indifférentes et de conduire notre vie en fonction de choix réfléchis et raisonnés. Quant au désir, son objet doit être jugé dans sa réalité et cet «  exercice de définition » détruit les illusions du désir. Si l’on s’en tient à la réalité, alors pour Marc-Aurèle : «  L’union des sexes, c’est un frottement de ventre avec éjaculation dans un spasme d’un liquide gluant ». Effectivement, un tel retour à la réalité crue ruine les carrières de tous les « Don Juan » du monde et détruit toute forme de désir. Pour les Stoïciens, attention, vigilance, conscience de soi et conscience morale permettent de rectifier notre intention. Le seul motif de notre action doit être la volonté de faire le bien. Conscience morale, conscience rationnelle, sagesse et ataraxie font obstacle au désir et le maîtrisent. Certes, mais à quel prix ?

              Maîtriser ses désirs serait effectivement pour l’homme la seule voie vers la liberté, liberté considérée comme « l’état de l’être humain qui réalise dans ses actes sa vraie nature, considérée comme essentiellement caractérisée par la raison et la moralité »*. Liberté du sage, liberté morale, liberté opposée à l’impulsion du désir, à l’inconscience et à la folie des passions. Le pouvoir de notre raison nous conduit à «  être raisonnable », guide notre conduite et nous garde de tout excès, nous invite à la prudence et au discernement. A mes sept ans, mes parents m’ont annoncé que j’avais atteint « l’âge de raison », l’âge de ne plus faire de bêtises, de caprices et avec fierté j’ai quitté le monde des « petits » pour devenir plus grand, mais le poids de la raison, de la liberté et de la responsabilité m’inquiétaient déjà. Allait-il falloir ne plus « prendre ses désirs pour des réalités », modérer mes désirs, me maîtriser, être et non plus devenir raisonnable. Et les adultes, eux, étaient-ils si sages ?

 


            « Changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde » nous dit Descartes, mais qu’entend-il par là ? Il nous invite à savoir ce que l’on peut connaître pour accorder notre volonté à notre pouvoir et ne désirer que les seules choses que nous pouvons posséder. Il y a des choses qui ne dépendent pas entièrement de nous, et d’autres qui en dépendent entièrement, et c’est en désirant l’accessible qu’on peut faire en sorte que nos désirs engendrent toujours satisfaction et contentement, et non plus souffrance et tristesse. Régler le désirable sur l’accessible c’est savoir conduire sa vie et régler ses mœurs, avoir le pouvoir sur soi-même, être son propre maître. La fermeté de la volonté, la connaissance vraie des choses nous invitent à désirer ce qui est en notre pouvoir, c’est-à-dire le pouvoir de notre libre-arbitre. Désirer le pouvoir de notre libre-arbitre c’est ne désirer rien d’autre que le pouvoir sur le désir, sa maîtrise et la liberté.

              Certes, la volonté, pouvoir de se déterminer soi-même en vue d’une fin, de choisir en fonction d’un jugement correct, nous permet de dire « non » au désir, de se maîtriser pour ne pas céder à la tentation. Aucun déterminisme inéluctable ne nous conduit du désir à l’acte, il n’y a pas de loi de cause à effet car seule notre conscience fait le lien et sa liberté est ce pouvoir de dire « non » au désir. Cependant, cette définition du désir comme manque et privation d’être, et celle de la liberté comme maîtrise de ses désirs, si elles cherchent à lutter contre le désir comme déterminisme de notre nature, parviennent-elles à épuiser la réalité du désir, à le nier ? Cette maîtrise ne serait-elle qu’une illusion, une simple croyance en notre liberté ? La liberté comme maîtrise de soi et de ses désirs s’oppose au déterminisme de l’expérience du désir pris comme objet d’étude, mais le désir est-il cette donnée objective, obéissant à ses lois et à son mécanisme, ou n’est-il pas essentiellement subjectif, activité et individualité de notre conscience ? Le problème était de lutter contre le déterminisme du désir, signe de la nature profonde de notre être, sur laquelle nous n’aurions aucune prise. Il s’agissait de se connaître et de se maîtriser. Mais justement, si la raison est cette faculté qui permet de mieux comprendre la réalité, ne doit-elle pas considérer que l’homme est aussi un être de désir, désir qui lui donne souvent la force et l’ardeur nécessaires à la vie et à l’action ? Maîtrise et liberté sont-elles négation du désir, finalement le désir exclut-il la liberté ?

 

 

              Il est vrai que céder à tous ses désirs, se laisser submerger par leur frénésie, s’en rendre dépendant et prisonnier nous conduit à notre perte, mais les condamner et sous-estimer leur puissance risque de nous conduire au même résultat. Se soumettre à leur logique, adopter une morale ascétique et puritaine : deux attitudes tout aussi condamnables ? Alors, quelle attitude adopter à l’égard des désirs ? Faut-il se voiler la face, chercher par tous les moyens à nier que l’homme soit un être de désir, ou mieux le reconnaître, penser le désir comme essence de l’homme, comme puissance qui nous anime et nous fait exister ?

              Telle est la philosophie de Spinoza, qui écrit dans l’Ethique : «  Le désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être. » Le désir n’est pas soumis à son objet, subordonné à la valeur de la chose désirée, il n’est pas manque de cet objet, mais au contraire c’est lui qui est à l’origine de la valeur que l’on attribue à la chose. Acte et puissance, le désir est affirmation positive de soi, il est cette tendance à persévérer dans l’existence, il est, pour Spinoza, la puissance d’exister elle-même. Qu’entend-il par là ? Le désir est rattaché au concept de conatus, ou d’effort, il tend à l’action, tend vers la réalisation de soi. En effet, désirer quelqu’un ou quelque chose, c’est faire des efforts pour l’obtenir, et le désir devient puissance même d’exister, puissance par laquelle on cherche à se conserver et à persévérer dans l’existence. Effort et action, le désir est mouvement qui nous force à agir. Le désir devient cette énergie que l’on dépense sans compter pour vivre, non seulement se conserver mais s’augmenter.

              Si l’homme est être de désir, si le désir constitue l’essence de l’homme, alors la morale ne peut ni proposer, ni exiger la mort du désir, car contraindre le désir par la raison reviendrait à nier la nature humaine. Une telle tradition moraliste oppose ce qui doit être à ce qui est, repose sur une ignorance radicale et un refus désastreux de ce qui constitue la nature humaine. Pour Spinoza, l’homme n’est pas « un empire dans un empire », mais une partie de la Nature, et en tant que tel il ne peut se soustraire à ses nécessités. Il s’agit alors d’élaborer une connaissance vraie de la nature humaine, de connaître les déterminations de notre nature, de redéfinir la notion de liberté, afin de mettre en place une véritable science des affections et des désirs. Croire que l’homme n’est pas une partie de la Nature, mais en est le centre, l’ enferme dans l’illusion de la liberté et du pouvoir de son libre-arbitre. Si l’homme était réellement libre, était son propre maître et avait tout pouvoir sur lui-même et sur le monde, il pourrait sans difficulté ne pas désirer, saurait maîtriser ses désirs, n’aurait aucun désir, et notre problème ne se poserait même pas ! Or, l’expérience nous prouve chaque jour que «  rien n’est moins au pouvoir des hommes que de tenir leur langue, et il n’est rien qu’ils puissent moins faire que de gouverner leurs appétits.* » Les hommes croient être libres, mais le sentiment de leur liberté n’est qu’illusion, et se sentir libre ne prouve en rien qu’on le soit effectivement.

              Nous avons, c’est vrai, le sentiment d’être libre lorsque nous faisons des choix, lorsque nous agissons conformément à notre volonté, lorsque nous n’agissons pas spontanément, mais que notre action traduit en acte les décisions de notre volonté. Pour Descartes, «  la liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons. » et «  la volonté est tellement libre de sa nature, qu ‘elle ne peut jamais être contrainte. » Il définit le libre-arbitre par la possibilité pour la volonté de prendre ses décisions d’une manière absolument libre et indépendante de tout mobile déterminant ou cause extérieure. L’homme aurait le pouvoir de se déterminer lui-même, indépendamment de sa nature désirante. Cependant, notre conscience réfléchie, retour sur les causes et le sens de nos actes, atteste que bien souvent notre comportement est déterminé ( déterminismes psychologiques, sociologiques, culturels, linguistiques, éducatifs… ) là où nous le croyions libre. Pour Spinoza, «  ceux qui croient qu’ils parlent ou se taisent, ou font quelque action que ce soit, par un libre décret de l’âme, rêvent les yeux ouverts. » C’est parce que nous ignorons les causes qui nous déterminent, parce que nous nous croyons libre, que justement nous nous fourvoyons sur le sens de notre existence et sommes alors dans l’incapacité de donner sens à notre vie. Chercher quelles sont les véritables causes de nos actes nous renvoie expressément à la question du désir, cause première ou réelle puissance d’exister.

              Cette définition de la liberté comme maîtrise de ses désirs est donc une illusion de liberté et ne prouve en rien que les désirs ne constituent plus notre essence. C’est l’ignorance des causes qui nous déterminent qui produit cette croyance en notre liberté et d’ailleurs ces préjugés réduisent-ils notre responsabilité face à nos désirs ? Nous disposerions de deux possibilités : céder ou ne pas céder à nos désirs.

 

* Spinoza  L’Ethique  III, prop.2, scolie.

 

Mais ces deux possibilités sont-elles réellement en notre pouvoir ? Et s’opposer à nos désirs, ne serait-ce pas simplement opposer un désir à un autre désir ? Loin de le détruire, le désir semble destiné à renaître.

              Le problème est alors celui de la connaissance des causes qui nous déterminent à agir, notamment lorsque nous désirons quelque chose . Il ne faut pas confondre le mouvement vers l’objet désirable et la connaissance des causes de ce désir, que Spinoza nomme «  idée adéquate ». L’homme doit prendre connaissance de ce qu’il est et de ce qu’il peut. Si certains désirs provoquent en nous un sentiment de tristesse, c’est qu’ils correspondent à des idées confuses, c’est pourquoi ils entraînent notre impuissance et notre dépendance. Au contraire, la Joie augmente notre puissance d’agir et de penser, et elle provient du désir qui, par la connaissance des causes qui le déterminent, se maîtrise lui-même. L’effort de connaissance permet donc de se libérer des affres du désir, et seule la force de la connaissance et de la raison aide l’homme à devenir libre et rationnel. Il ne s’agit pas de refouler le désir au nom d’une norme morale ou d’un modèle auquel il faudrait se conformer, au contraire, le désir doit, pour s’épanouir et devenir puissance de réalisation de soi, devenir lucide, se réfléchir lui-même. Pour Spinoza, Désir et Raison se confondent dans l’affirmation de notre être, et cette Science des affections produit la Joie, cet accroissement de puissance engendré par l’effort de libération par la vraie connaissance de notre nature, exercice rationnel du conatus. Pour se libérer, et la liberté est alors libération, il faut connaître le désir comme essence même de l’homme, non le, ou la, nier ou l’ignorer. Alors, le désir, essence de l’homme, devient puissance d’exister, dès que l’homme en connaît, ou en reconnaît la nature vraie, dès que le désir est conscient de lui-même. Connaître le sens et la vraie puissance du désir, c’est saisir la véritable essence de l’homme et de sa vie.

              Finalement, il s’agit moins de condamner le désir que d’en saisir la vraie nature et, par là même, celle de l’homme comme être de désir. Les lumières de la connaissance permettent de saisir et vivre le désir comme force de l’âme, force qui la porte vers la Joie et devient puissance positive d’affirmation de soi. La raison n’est pas là pour dominer le désir ( « dominus » ), mais, par le savoir et la connaissance, voir respectée son autorité de «  magister ». Cet effort de connaissance nous libère du dérèglement et de la démesure des désirs, dont l’unique cause est notre ignorance, notre impuissance à connaître notre vraie nature. Le désir, conscient de lui-même, est activité de la conscience, vécu auquel la conscience peut donner sens. Il n’est plus expérience de la passivité et de la dépendance de la conscience à l’égard d’une nature déterminée, mais devient liberté dès qu’il est lié aux choix libres de la conscience. La conscience est désir, vivre et désirer n’étant qu’un seul et même acte de liberté. Il n’y a pas du désir en moi, mais, c’est tout le contraire : JE désire. Le désir est acte par lequel la conscience s’arrache à sa condition pour se projeter vers le monde et les autres, effort par lequel la conscience se détermine elle-même, devient puissance de réalisation et de création d’elle-même, le désir est liberté.

 

 

              Alors, maîtriser ses désirs, est-ce pour un homme la seule voie vers la liberté ? Comment concilier le déterminisme d’une nature soumise et aliénée, et la liberté ? Le désir est-il la marque de la misère de l’homme, est-il manque, privation d’être, à maîtriser pour être libre ? Ou constitue-t-il l’essence même de l’homme, est-il activité, effort, tension vers un but, puissance d’affirmation et de réalisation de soi ?

              Autour de cette problématique se joue toute une conception de l’homme, de son rapport au monde, et du sens qu’il cherche à lui donner. De Platon, qui pense le désir comme signe d’incomplétude, conscience du manque et aspiration vers l’objet qui tend à le combler, mais qui oppose les désirs corporels au désir de vérité, qui rejette les désirs corporels ( passions ) mais reconnaît le désir pur comme mouvement de l’âme vers la contemplation des Idées. Pour lui, seule une purification de l’âme, débarrassée de ses liens avec le corps, permet cette conversion du désir corporel en désir de vérité, désir de vérité qui meut l’âme du philosophe. A Epicure, qui s’oppose à l’idéalisme platonicien et cherche à rendre compte du réel à partir de la certitude des sensations, afin de penser une pratique humaine de la vie heureuse. L’épicurisme ne prône en aucun cas une vie de luxure et de débordements passionnels, bien au contraire il s’agit de rechercher l’ataraxie, ou absence de troubles, bonheur et paix de l’âme. Mais rien ne sert de nier le corps, ni l’exercice de la passion, du désir, de la sensibilité de l’âme et du corps, pour hiérarchiser les désirs ( naturels et nécessaires / naturels et non nécessaires / ni naturels, ni nécessaires ) et décider de moduler ses désirs pour, justement, accroître la qualité du plaisir. Et, sans nier les désirs, ni le plaisir, s’élever à la liberté. Maîtrise de soi et liberté sont acquises, pour Epicure, par la connaissance de la nature, de l’ordre des choses, de l’âme et du corps. Le plaisir, intimement lié au désir et à sa satisfaction, se définit comme équilibre du corps et sérénité de l’âme, et le sage, homme libre, jouit du présent, habité par le dynamisme du désir. Désir = Joie = Vie.

              A vous désormais de poursuivre le débat, la recherche du sens que vous donnez à vos désirs, à la liberté, finalement à la vie. Morale ascétique *, laquelle ? Idéal hédoniste ** ? Ethique proposée par Spinoza ? La rencontre, le dialogue avec les textes, la pensée des philosophes nous montre que le débat n’est jamais clos, et que le pire serait de s’enfermer dans une vérité. Etre attentif à la signification du désir est décisif, il est essentiel de continuer à en chercher le sens pour qu’il demeure puissance de pensée et de vie, et ne soit pas mort.

 



 

 

 

.A MEDITER …

 

 

« Si tous les êtres désirent le plaisir, ne peut-on penser que c’est parce que tous aspirent à vivre ? Or, la vie est une activité, et chaque être exerce son activité sur les objets et avec les facultés qu’il apprécie le plus ; ainsi le musicien avec l’ouïe sur les mélodies, l’intellectuel avec la pensée sur les objets de contemplation, et ainsi de suite. Or, le plaisir perfectionne les activités, et donc la vie, que tous les êtres désirent. Il est donc normal qu’ils aspirent tous du même coup au plaisir ; car le plaisir perfectionne pour chacun la vie, qui lui est précieuse. Mais si nous attachons du prix à la vie, est-ce à cause du plaisir qu’elle procure, ou, si nous attachons du prix au plaisir, est-ce à cause de la vie qu’il accroît ? »        ARISTOTE

 

 

 

« Le portrait achevé s’explique par la physionomie du modèle, par la nature de l’artiste, par les couleurs délayées sur la palette ; mais, même avec la connaissance de ce qui l’explique, personne, pas même l’artiste, n’eût pu prévoir exactement ce que serait le portrait, car le prédire eût été le produire avant qu’il ne fût produit, hypothèse absurde qui se détruit elle- même. Ainsi pour les moments de notre vie, dont nous sommes les artisans. Chacun d’entre eux est une espèce de création. Et de même que le talent du peintre se forme ou se déforme, en tout cas se modifie, sous l’influence même des œuvres qu’il  produit, ainsi chacun de nos états, en même temps qu’il sort de nous, modifie notre personne, étant la forme nouvelle que nous venons de donner. On a donc raison de dire que ce que nous faisons dépend de ce que nous sommes ; mais il faut ajouter que nous sommes, dans une certaine mesure, ce que nous faisons, et que nous nous créons continuellement nous-mêmes. »                     BERGSON

 

      

 

 

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