ENTRE LES MURS Octobre 2008



UNE ECOLE IDEALE ?

Les auteurs humanistes furent à l'origine d'une critique des méthodes et des contenus de l'enseignement hérités de l'époque médiévale. L'enseignement de l'université s'était figé : il était fondé sur l'autorité, le culte de la mémoire et la méthode scolastique qui reposaient sur le formalisme, le traditionalisme et le refus de la contradiction). En réaction à ce formalisme, les humanistes prônaient le développement de l'esprit critique. Il est intéressant de chercher les points de convergences entre les principes prônés par les auteurs humanistes et les finalités que se donne aujourd'hui l'enseignement du français au lycée.

 

 

ERASME : De l'éducation des enfants (1529) Dans son essai, Erasme rappelle que le plaisir est l'un des moteurs essentiels de l'apprentissage.

« Tu vas me demander les connaissances qui correspondent à l'esprit des enfants et qu'il faut leur infuser dès leur prime jeunesse. En premier lieu, la pratique des langues. Les tout-petits y accèdent sans aucun effort, alors que chez les adultes elle ne peut s'acquérir qu'au prix d'un grand effort. Les jeunes enfants y sont poussés, nous l'avons dit, par le plaisir naturel de l'imitation, dont nous voyons quelques traces jusque chez les sansonnets et les perroquets. Et puis - rien n'est plus délicieux - les fables des poètes. Leurs séduisants attraits charment les oreilles enfantines, tandis que les adultes y trouvent le plus grand profit, pour la connaissance de la langue autant que pour la formation du jugement et de la richesse de l'expression. Quoi de plus plaisant à écouter pour un enfant que les apologues d'Esope qui, par le rire et la fantaisie, n'en transmettent pas moins des préceptes philosophiques sérieux ? Le profit est le même avec les autres fables des poètes anciens. L'enfant apprend que les compagnons d'Ulysse ont été transformés par l'art de Circé en pourceaux et en d'autres animaux. Le récit le fait rire mais, en même temps, il a retenu un principe fondamental de la philosophie morale, à savoir : ceux qui ne sont pas gouvernés par la droite raison et se laissent emporter au gré de leurs passions ne sont pas des hommes mais des bêtes. Un stoïcien s'exprimerait-il plus gravement ? Et pourtant le même enseignement est donné par une fable amusante. Je ne veux pas te retenir en multipliant les exemples, tant la chose est évidente."

 


MONTAIGNE : « De l'institution des enfants » (Essais,1590, I, 25) : Ce chapitre des Essais consacré à l'élève fait suite au chapitre intitulé « Du pédantisme », consacré au professeur. Montaigne y décrit son projet pédagogique, reprenant les pistes de ses prédécesseurs (Erasme, Vivès, Rabelais) qui ont réfléchi à la question de l'Education. Il rappelle l'importance d'exercer le jugement de l'enfant et de différencier les méthodes d'apprentissage en fonction de la diversité des enfants.

« A un enfant de maison, qui recherche des lettres (...) pour s'en enrichir en et parer en dedans, ayant plutôt envie d'en réussir habile homme, qu'homme savant, je voudrais aussi qu'on fût soigneux de lui choisir un conducteur, qui eût plutôt la tête bien faite, que bien pleine : et qu'on y requît tous les deux, mais plus les moeurs et l'entendement que la science : et qu'il se conduîsit en sa charge d'une nouvelle manière.

On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir ; et notre charge ce n'est que redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais qu'il corrigeât cette partie ; et que de belle arrivée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençat à la mettre à la montre, lui faisant goûter les choses, les choisir, et discerner d'elle-même. Quelquefois lui ouvrant le chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul : je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour. (...) Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui, pour juger de son train : et juger jusques à quel point il se doit ravaler, pour s'accommoder à sa force. A faute de cette proportion, nous gâtons tout. Et de la savoir choisir, et s'y conduire bien mesurément, c'est des plus ardues besognes que je sache : Et est l'effet d'une haute âme et bien forte, savoir condescendre à ses allures puériles, et les guider. Je marche plus ferme et plus sûr, à mont qu'à val. Ceux qui, comme notre usage porte, entreprennent d'une même leçon et pareille mesure de conduite, régenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes : ce n'est pas merveille si en tout un peuple d'enfants ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline. Qu'il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance. Et qu'il juge du profit qu'il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. »


PROFESSEUR ET ELEVES : DEBAT OU COMBAT ?

Maîtres grotesques (Rabelais, Gargantua), pédants ridicules (Voltaire, Candide), professeur d'une politesse exquise qui finit par tuer son élève (Ionesco, La Leçon), enseignants dépassés par l'agitation de leur classe (Lauzier, Le plus beau métier du monde) ; et à l'inverse portrait du précepteur en savant (Stendhal, Le Rouge et le Noir) ou souvenir idéalisé (Pennac, Comme un roman ; Peter Weir, Le Cercle des poètes disparus) : que ce soit en littérature ou au cinéma, le rapport professeur-élève est rarement représenté de manière réaliste : il est presque toujours objet de satire ou d'idéalisation.

L'intérêt du film de Laurent Cantet réside donc pour une large part dans sa tentative d'exposer cette relation dans sa complexité, en évitant les écueils de l'idéalisation et du portrait charge. Ce que le film nous donne finalement à voir, c'est que la relation professeur-élèves repose fondamentalement sur un défi : il s'agit pour l'enseignant de susciter l'adhésion de sa classe, de la conquérir, afin de passer d'une relation d'opposition à une relation de collaboration. Cette conquête impose une forme de lutte en début d'année : François Marin doit s'imposer face à ce groupe joyeux, animé et turbulent, en instaurant une discipline, en faisant accepter sa manière de travailler et en donnant du sens à son enseignement.

Entre les murs montre à quel point cette conquête est fragile : il suffit d'un mot (« limité », ou « pétasse ») pour que l'équilibre se rompe et que le professeur passe aux yeux des élèves du rang d'allié à celui d'ennemi. Ces épisodes permettent de saisir ce qui fait la difficulté de la relation : habités par une susceptibilité exacerbée, les élèves soupçonnent toujours leur professeur de les mépriser et ce soupçon entraîne une lecture ambivalente de tous ses agissements : sa tendance à plaisanter (« vous charriez trop ») peut être interprétée comme une volonté d'humilier ; ses demandes visant à faire travailler une élève sont ressenties comme une forme de persécution (« Vous vous excitez sur moi là ! »). Tout l'enjeu de l'année est donc pour le professeur de convaincre les élèves qu'en dépit de la disposition frontale de la classe, il est véritablement de leur côté. Et le cadrage systématique des scènes de classe en champ / contre-champ suggère toute la difficulté de cette entreprise.



Daniel PENNAC : Comme un roman (1992) Dans l'ouvrage qu'il consacre à la lecture, Daniel Pennac cite longuement le portrait qu'une ancienne étudiante fit de son professeur de littérature, l'écrivain George Perros, véritable passeur de passion pour le livre :

« Il (Perros) arrivait le mardi matin, ébouriffé de vent et de froid sur sa moto bleue et rouillée. Voûté, dans un caban marine, la pipe à la bouche ou dans la main. Il vidait une sacoche de livres sur la table. Et c'était la vie. (...) Oui, c'était la vie : une demi-tonne de bouquins, des pipes, du tabac, un numéro de France-Soir ou de L'Equipe, des clefs, des carnets, des factures, une bougie de moto... De ce fatras, il tirait un livre, il nous regardait, il partait d'un rire qui nous mettait en appétit, et il se mettait à lire. Il marchait en lisant, une main dans la poche, l'autre, celle qui tenait le livre, un peu tendue, comme si, le lisant, il nous l'offrait. Toutes ses lectures étaient des cadeaux. Il ne nous demandait rien en échange. Quand l'attention de l'un ou l'une d'entre nous fléchissait, il s'arrêtait de lire une seconde, regardait le rêveur et sifflotait. Ce n'était pas une remontrance, c'est un rappel joyeux à la conscience. Il ne nous perdait jamais de vue. Même au plus profond de sa lecture, il nous regardait par-dessus les lignes. Il avait une voix sonore et lumineuse, un peu feutrée, qui remplissait parfaitement le volume des classes, comme elle aurait comblé un amphi, un théâtre, le champ de Mars, sans que jamais un mot soit prononcé au-dessus d'un autre. Il prenait d'instinct les mesures de l'espace et de nos cervelles. Il était la caisse de résonance naturelle de tous les livres, l'incarnation du texte, le livre fait homme. Par sa voix nous découvrions soudain que tout cela avait été écrit pour nous. » (p. 99)



IONESCO : La Leçon (drame comique) (1951) La pièce de Ionesco se livre à une satire de la relation professeur - élève, relation qui semble peu à peu gagnée par la folie dans la mesure où elle passe insensiblement d'une politesse excessive à une agressivité débridée jusqu'à s'achever par le meurtre de l'élève par le professeur.

Le Professeur : Alors : dites, cou, comme cou, teau, comme teau... Et regardez, regardez, fixez bien...

L'élève : C'est du quoi, ça ? Du français, de l'italien, de l'espagnol ?

Le Professeur : Ça n'a plus d'importance... Ça ne vous regarde pas. Dites : cou.

L'élève : Cou.

Le Professeur : ...teau... Regardez. (Il brandit le couteau sous les yeux de l'Elève).

L'élève : teau...

Le Professeur : Encore... Regardez.

L'élève : Ah, non ! Zut alors ! J'en ai assez ! Et puis j'ai mal aux dents, j'ai mal aux pieds, j'ai mal à la tête...

Le Professeur : Couteau... Regardez...couteau... Regardez... couteau... Regardez...

L'élève : Vous me faites mal aux oreilles, aussi. Vous avez une voix ! Oh, qu'elle est stridente !

Le Professeur : Dites : couteau... cou... teau

L'élève : Non ! J'ai mal aux oreilles, j'ai mal partout...

Le Professeur : Je vais te les arracher, moi, tes oreilles, comme ça elles ne te feront plus mal, ma mignonne !

L'élève : Ah... c'est vous qui me faites mal...

Le Professeur : Regardez, allons, vite, répétez : cou...

L'élève : Ah, si vous y tenez... cou... couteau... (Un instant lucide, ironique). C'est du néo-espagnol...

Le Professeur : Si l'on veut, oui, du néo-espagnol, mais dépêchez-vous... nous n'avons pas le temps... Et puis, qu'est-ce que c'est que cette question inutile ? Qu'est-ce que vous vous permettez ?

L'élève (doit être de plus en plus fatiguée, pleurante, désespérée, à la fois extasiée et exaspérée) : Ah !

Le Professeur : Répétez, regardez. (Il fait comme le coucou.) Couteau... couteau... couteau... couteau...


-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

 

LA LANGUE FRANCAISE : INSTRUMENT D'EGALITE OU DE DISCRIMINATION ?

Le lieu de la parole - Entre les murs présente la classe comme un espace dédié au langage, à tel point que la langue française semble en être le personnage principal, d'autant que le film se déroule dans un cours de français. De fait, le film est constitué presque exclusivement de dialogues et laisse peu de place aux moments de silence ou de musique - la musique est d'ailleurs quasiment absente du film. Ce que l'on comprend en voyant fonctionner ce cours de français, c'est que la parole est le médium essentiel du savoir : chaque séance repose sur un jeu de question - réponse entre le professeur et les élèves, et cet incessant dialogue est le véhicule de tous les apprentissages.

Un « marteau sans maître » ? - La langue apparaît donc exemplairement dans le film comme le véhicule de la pensée et comme l'instrument de l'intelligence. Mais cet outil est également potentiellement inefficace ou dangereux dès lors qu'il est mal maîtrisé par les élèves. Cette maîtrise imparfaite est montrée très tôt dans le film, lorsque le professeur dresse au tableau la liste, singulièrement longue, des mots que les élèves ne comprennent pas dans le texte qu'ils doivent analyser ; certains relèvent d'un vocabulaire très courant (« désormais », « succulent », « Autrichien ») et laissent deviner la pauvreté du lexique dont ils disposent. Ces lacunes pourraient n'avoir qu'une importance toute relative, mais le film attire notre attention sur les multiples difficultés qu'elles occasionnent et révèle que c'est toute la communication entre le professeur et les élèves qui se trouve entravée. Le cours est en effet régulièrement scandé par des remarques métalinguistiques, mais les mots destinés à expliquer d'autres mots doivent eux-mêmes faire l'objet d'une explication.

Langage et pouvoir - Inlassablement, le professeur reprend ses élèves lorsqu'ils font un écart de langage et recourent à un niveau de langue familier, et leur demande de reformuler leur propos en « registre courant ». On comprend alors que le choix du niveau de langue est bien un enjeu de pouvoir dans l'espace de la classe : recourir à la langue de la rue, au verlan, ou à des expressions familières constitue une provocation de la part des élèves, qui sont parfaitement conscients des codes langagiers à respecter en classe. Ces temps de négociations autour de la langue à adopter en cours posent avec acuité la question de la norme. Ils nous rappellent que le français standard n'est qu'une des actualisations de la langue française parmi d'autres, qui s'est trouvée promue au rang de langue officielle. C'est toute la question de la hiérarchie entre les différentes formes du français qui se pose ici, et qui conduit à s'interroger sur les rapports entre langage et pouvoir. 



Annie ERNAUX : La Place (1983) Dans La Place, Annie Ernaux raconte la vie de son père, ouvrier agricole en Normandie, puis modeste commerçant, mort au moment de l'écriture. Elle rapporte notamment le rapport que son père entretenait à l'égard du langage, très différent de son propre rapport à la langue, elle qui fut une bonne élève, puis une étudiante brillante en Lettres modernes, avant de devenir professeur de français et finalement écrivain.

« Le patois avait été l'unique langue de mes grands-parents. Il se trouve des gens pour apprécier le  « pittoresque du patois » et du français populaire. Ainsi Proust relevait avec ravissement les incorrections et les mots anciens de Françoise. Seule l'esthétique lui importe parce que Françoise est sa bonne et non sa mère. Que lui-même n'a jamais senti ces tournures lui venir aux lèvres spontanément. Pour mon père, le patois était quelque chose de vieux et de laid, un signe d'infériorité. Il était fier d'avoir pu s'en débarrasser en partie, même si son français n'était pas bon, c'était du français. Aux kermesses d'Y..., des forts en bagout, costumés à la normande, faisaient des sketches en patois, le public riait. Le journal local avait une chronique normande pour amuser les lecteurs. Quand le médecin ou n'importe qui de haut placé glissait une expression cauchoise dans la conversation comme « elle pète par la sente » au lieu de « elle va bien », mon père répétait la phrase du docteur à ma mère avec satisfaction, heureux de croire que ces gens-là, pourtant si chics, avaient encore quelque chose de commun avec nous, une petite infériorité. Il était persuadé que cela leur avait échappé. Car il lui a toujours paru impossible que l'on puisse parler « bien » naturellement. Toubib ou curé, il fallait se forcer, s'écouter, quitte chez soi à se laisser aller.

Bavard au café, en famille, devant les gens qui parlaient bien il se taisait, ou il s'arrêtait au milieu d'une phrase, disant « n'est-ce pas » ou simplement « pas » avec un geste de la main pour inviter la personne à comprendre et à poursuivre à sa place. Toujours parler avec précaution, peur indicible du mot de travers, d'aussi mauvais effet que de lâcher un pet. Mais il détestait aussi les grandes phrases et les expressions nouvelles qui ne « voulaient rien dire ». Tout le monde à un moment disait : « Sûrement pas » à tout bout de champ, il ne comprenait pas qu'on dise deux mots se contredisant. A l'inverse de ma mère, soucieuse de faire évoluée, qui osait expérimenter, avec un rien d'incertitude, ce qu'elle venait d'entendre ou de lire, il se refusait à employer un vocabulaire qui n'était pas le sien.

Enfant, quand je m'efforçais de m'exprimer dans un langage châtié, j'avais l'impression de me jeter dans le vide. Une de mes frayeurs imaginaires, avoir un père instituteur qui m'aurait obligée à bien parler sans arrêt, en détachant les mots. On parlait avec toute la bouche. Puisque la maîtresse me « reprenait », plus tard j'ai voulu reprendre mon père, lui annoncer que « se parterrer » ou « quart moins d'onze heures » n'existaient pas. Il est entré dans une violente colère. Une autre fois : « Comment voulez-vous que je ne me fasse pas reprendre, si vous parlez mal tout le temps ! » Je pleurais. Il était malheureux. Tout ce qui touche au langage est dans mon souvenir motif de rancoeur et de chicanes douloureuses, bien plus que l'argent. »



Antoine PERRAUD : « Le français dans tous ses états », Télérama, 6 décembre 2000

« La paralysie saisit beaucoup d'usagers de notre langue au moment de discourir : ils craignent si souvent de ne pas être à la hauteur et font alors silence, ou bien bafouillent, ou alors se lancent dans des circonvolutions, que ce soit face à un microphone qui se tend, ou dans une réunion d'entreprise, ou simplement au grand magasin, quand ils tombent sur un vendeur intimidant... De telles alarmes assaillent la majorité des locuteurs, jusqu'au sommet de l'échelle sociale. Prenons le président de la République. Personne n'a noté la chose, pourtant de la plus haute importance ! Le 21 septembre dernier, réagissant sur France 3 aux accusations vidéo-posthumes de Jean- Claude Méry, naguère occulte financier du RPR, Jacques Chirac se met en pétard : « Il doit y avoir des limites à la calomnie. Hier, on faisait circuler une rumeur fantaisiste sur une grave maladie qui m'aurait atteinte ». Qui m'aurait atteinte ? Tiens, tiens... Qu'en pense l'excellent grammairien belge Marc Wilmet, auteur du Participe passé autrement : protocole d'accord, exercices et corrigés (...) ? L'expert reconnaît là d'emblée « un très joli exemple, très fécond pour la réflexion linguistique », « Il est évident que Jacques Chirac ne se féminise pas et qu'il aurait donc dû dire "une grave maladie qui m'aurait atteint". Voilà tout simplement une conséquence de la formation scolaire. Le Président sait et sent qu'existe un accord du participe passé dont se dispense souvent la langue orale mais qu'impose la langue écrite. Et par conséquent, une sorte de surveillance le pousse à l'hypercorrectisme - dans ce cas c'est même une erreur ! - en marquant l'accord de crainte de faillir aux règles de la grammaire devant ses concitoyens. » (...) Ouvrir la bouche inhibe donc : c'est se mettre à nu. En Angleterre, par exemple, votre accent vous marque. Il vous fait tendre une espèce de curriculum vitae à votre interlocuteur, qui saura immédiatement de quelle région vous venez, quelles écoles vous fréquentâtes, etc. Mrs Tatcher, l'ancienne Première ministre, était fille d'épicier. Elle maquillait cette tare à ses snobs yeux en prenant l'accent de la haute. Mais parfois, quand un travailliste l'agaçait plus que de raison à la Chambre de communes, Margaret se laissait aller à une intonation ou à un terme typique de sa basse extraction originelle. Alors, on se gaussait sec dans les colonnes du Guardian, temple de la gauche caviar britannique. En France, le personnel politique (...) ne se dévoile guère en l'ouvrant. La fameuse langue de bois tient à la fois de la volonté de s'exprimer dans la parlure du gros de l'électorat, tout en ne prenant pas le risque d'égratigner l'idiome2 national : caresser le français dans le sens du poil. Alain Rey (...) pointe « la confusion entre le français réel, pluriel, conflictuel, mobile et le fantasme d'un français fictif, unique, apaisé et stable. » Le lexicographe ajoute : « Quant à la maîtrise des ressources de la langue par les usagers francophones qui cause tant de soucis aux amoureux d'un bel usage totalement indéfinissable, c'est plus un problème culturel, pédagogique et social qu'une affaire de bonne santé de la langue. »

Le problème est aussi - lâchons le mot- politique. Cette langue fantasmée qui viendrait de si haut et de si loin nous fixe dans une sorte de servitude langagière, comme si nous étions des locuteurs manants3 et non pas encore des locuteurs citoyens, comme si, en notre République, nous maintenait une laisse d'Ancien Régime : le français relevé, auguste, souverain, qui serait l'apanage d'une certaine noblesse d'Etat. (...)

Ce pacte, scellé au XVIIe siècle entre la langue et le pouvoir a de surcroît honoré une imposture : un parler prétendument bien né, du plus haut lignage (le latin classique), alors qu'il tient de l'authentique brassage dominé par le latin vulgaire des prostituées, des marchands ou de la soldatesque. Le français n'est donc qu'une souillon qui s'est haussée du col ! Jusqu'à devenir cet instrument d'exclusion à l'encontre de ceux qui ne savent pas montrer patte blanche, qui disent « la table à mon frère » ou « aller au coiffeur ». (...) Marc Wilmet estime haut et fort que « n'importe quel idiome appartient aux individus qui s'en servent, non à une oligarchie d'autoproclamés arbitres des élégances qui les brime ». Pour lui, « le jour où le français se repliera définitivement sur des structures figées, renoncera aux innovations lexicales, morphologiques, syntaxiques, il ne sera plus qu'une langue morte. »

Bernard Cerquiglini enfonce le clou et flétrit les puristes, leur discours « de la perte d'un prétendu âge d'or », leur attitude « xénophobe » hostile aux apports extérieurs dont se nourrit la langue : « Soyons clairs, on commence par brûler des mots, on finit par brûler des hommes ». Marc Wilmet se souvient pour sa part d'ouvrages à succès publiés dans son pays, il y a une vingtaine d'années, intitulés Chasse aux belgicismes : « Or, qui dit chasser dit volonté de tuer. Nous, les linguistes, nous ne sommes pas des chasseurs et par conséquent nous ne voulons pas tuer les mots. » Mais alors qu'est-ce qu'un linguiste ? Un savant qui regarde passer les mots comme une vache regarde passer les trains ? Alain Rey, qui s'évertue à instiller dans le grand public les travaux de Saussure et tutti quanti, ne s'offusque pas de la comparaison : « Un linguiste est piégé à partir du moment où vous l'obligez à porter un jugement de valeur. Ou bien il s'arroge le droit de définir le bon usage et se met alors au service du pouvoir dominant du moment, ou bien il estime que tous les langages se valent, que le micro-parler de Vaulx-en-Velin vaut bien le micro-parler des normaliens (à ce moment-là, il n'y a plus qu'à fermer toutes les classes de toutes les écoles !) et le voilà irresponsable ou paternaliste, du haut de sa vision englobante et protectrice des choses ! Nous sommes là au cœur d'une contradiction féroce. » Adoncques, comment s'y prendre ? Le français, sans être corseté par quelques furieux de la pureté dangereuse, ne doit-il pas continuer d'être normalisé, donc enseignable, donc transmissible ? Comment faire sauter les cadenas de la langue sans faire sauter la langue elle-même ?

En la modernisant sans crainte, selon Bernard Cerquiglini, qui s'était essayé, en 1990, à simplifier l'orthographe, proposant par exemple d'écrire événement comme le mot se prononce, avec un accent grave : évènement. Ce linguiste soutient mordicus les efforts de féminisation des noms de fonctions et trouve normal qu'on puisse parler de madame la ministre, d'une ambassadrice, d'une écrivaine voire d'une pompière : « Si ces réformes n'avaient pas cours, si la langue restait figée, des revendications très fortes se feraient jour de la part de ceux et celles qui se sentiraient exclus. Nous nous retrouverions alors avec des parlers identitaires : langue des femmes, des Beurs, des homosexuels, etc., bref une « communautarisation » de la langue. L'abbé Grégoire disait qu'il faut se comprendre pour pouvoir comprendre les lois et critiquer le gouvernement. Eh bien ! ayons, en francophonie, une langue commune, souple, qui progresse, qui permette à la fois de débattre et de nous réunir ».

 2 Ensemble des moyens d'expression d'une communauté correspondant à un mode de pensée spécifique

 3 Homme grossier et sans éducation

 

 


Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :