DE L'"ANTHROPEMIE"...

Publié le par SoPhie



Sera-t-il bientôt "possible" en France d'emprisonner un mineur de 12 ans? Cas extrême certes, mais à quoi servira cet emprisonnement?


Coincidences: alors que ce débat revient dans l'actualité et interroge les principes de notre justice, Claude Levi-Strauss fête ses cent ans.

Je sors de la bibliothèque Tristes tropiques, dont je vous livre un extrait. Non pour prôner l'anthropophagie!, juste pour nous réinterroger sur le sens de notre justice...

 


"Nous devons nous persuader que certains usages qui nous sont propres, considérés par un observateur relevant d'une société différente, lui apparaîtraient de même nature que cette anthropophagie qui nous semble étrangère à la notion de la civilisation. Je pense à nos coutumes judiciaires et pénitentiaires. A les étudier du dehors, on serait tenté d'opposer deux types de sociétés: celles qui pratiquent l'anthropophagie, c'est-à-dire qui voient dans l'absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci, et même de les mettre à profit; et celles qui, comme la nôtre, adoptent ce qu'on pourrait appeler l'anthropémie (du grec émein, vomir); placées devant le même problème, elles ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l'humanité, dans des établisssements destinés à cet usage. A la plupart des sociétés que nous appelons primitives, cette coutume inspirerait une horreur profonde; elle nous marquerait à leurs yeux de la même barbarie que nous serions tentés de leur imputer en raison de leurs coutumes symétriques.

Des sociétés, qui nous paraissent féroces à certains égards, savent être humaines et bienvaillantes quand on les envisage sous un autre aspect. Considérons les Indiens des plaines de l'Amérique du Nord qui sont ici doublement significatifs, parce qu'ils ont pratiqué certaines formes modérées d'anthropophagie, et qu'ils offrent un des rares exemples de peuple primitif doté d'une police organisée. Cette police (qui était aussi un corps de justice) n'aurait jamais conçu que le châtiment du coupable dût se traduire par une rupture des liens sociaux. Si un indigène avait contrevenu aux mois de la tribu, il était puni par la destruction de tous ses biens: tente et chevaux. Mais du même coup, la police contractait une dette à son égard; il lui incombait d'organiser la réparation collective du dommage dont le coupable avait été, pour son châtiment, la victime. Cette réparation faisait de ce dernier l'oblligé du groupe, auquel il devait marquer sa reconnnaissance par des cadeaux que la collectivité entière - et la police elle-même - l'aidait à rassembler, ce qui inversait de nouveau les rapports; et ainsi de suite, jusqu'à ce que, au terme de toute une série de cadeaux et de contre-cadeaux, le désordre antérieur fût progressivement amorti et que l'ordre initial eût été restauré. Non seulement de tels usages sont plus humains que les nôtres, mais ils sont aussi plus cohérents, même en formulant le problème dans les termes de notre moderne psychologie: en bonne logique, l'"infantilisation" du coupable impliquée par la notion de punition exige qu'on lui reconnaisse un droit corrélatif à une gratification, sans laquelle la démarche première perd de son efficacité, si même elle n'entraîne pas des résultats inverses de ceux qu'on espérait. Le comble de l'absurdité étant, à notre manière, de traiter simultanément le coupable comme un enfant pour nous autoriser à la punir, et comme un adulte afin de lui refuser la consolation; et de croire que nous avons accompli un grand progrès spirituel parce que, plutôt que de consommer quelques-uns de nos semblables, nous préférons les mutiler physiquement et moralement.

De telles analyses, conduites sincèrement et méthodiquement, aboutissent à deux résultats: elles instillent un élément de mesure et de bonne foi dans l'appréciation des coutumes et des genres de vie les plus éloignés des nôtres, sans pour autant leur conférer les vertus absolues qu'aucune société ne détient. Et elles dépouillent nos usages de cette évidence que le fait de n'en point connaitre d'autres - ou d'en avoir une connaissance partienne et tendancieuse - suffit à leur prêter."


           Claude LEVI-STRAUSS    Tristes tropiques


Publié dans Philo

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