LA MORTIFICATION DU PRESENT

Publié le par SoPhie



Blog 24 heures Philo:

"Un argument a priori imparable revient depuis quelques années dans les débats sur l'environnement, la dette publique ou plus largement l'éthique ou l'avenir de la démocratie : l'argument des générations futures. Il faudrait prendre soin d'elles, anticiper leurs besoins, les inviter dans les débats d'aujourd'hui, les représenter, leur donner la parole... Depuis le Principe Responsabilité de Hans Jonas, leur prise en compte s'impose comme une nouvelle dimension de la vie politique et éthique. Ceux qui l'oublient passent rapidement pour des irresponsables, des fous ou d'incurables égoïstes. Du coup, cet argument en vient à prendre la forme d'un absolu indiscutable et d'ailleurs indiscuté. C'est précisément là que les choses pourraient commencer à déraper.


Que serait un monde où le présent serait perpétuellement soumis au principe de contention et de prévoyance que suppose la préservation de l'intérêt des générations futures ? Poussée à l'extrême, cette logique reviendrait à jeter le soupçon sur l'idée même de bonheur terrestre. En effet, il suffit de renverser la perspective pour prendre conscience du potentiel d'oppression et de contradiction que recèle l'argument des générations futures. Car, étant nous-mêmes les «générations futures» de ceux qui nous ont précédés, nous devrions être ainsi en situation de jouir du trésor qu'ils nous ont confiés, si tant est qu'ils aient eux-mêmes pris soin de nos intérêts en leur temps. Mais comme nous sommes également les maillons d'une chaîne qui se prolongera au-delà de nous, comme nous avons nous-mêmes nos «générations futures» à protéger, le moment de la jouissance risque de nous échapper à nouveau.

 

Ainsi le bonheur terrestre pourrait-il se trouver sempiternellement ajourné, une transcendance d'un nouveau genre nous enjoignant à une frugalité sans fin ; non plus une transcendance surgie du passé, toute armée par la tradition et les mythes originaires, comme celles que nous avons connues jusqu'ici, mais une transcendance surgie de l'avenir, des plus lointaines profondeurs du futur. Le problème, on le comprend, est que les générations futures ne sont jamais le terminus ad quem qu'une commodité de langage nous laisse imaginer. Du moins si l'on fait l'hypothèse d'une perpétuation du genre humain. Autrement dit, l'argument des générations futures pourrait très bien fonctionner comme un multiple éthique infini de nos efforts de prévoyance, de nos précautions, de nos sacrifices. N'est-ce pas là une définition possible de la mortification ?

 

Supposons à présent que les contemporains prennent conscience du potentiel de tyrannie éthique qui se cache sous cette interprétation maximaliste de l'intérêt des générations futures. Dans cette hypothèse, la raison pourrait leur adresser ce conseil : «si vous ne voulez pas vous priver, si vous voulez échapper au terrible ascendant éthique de vos descendants, il vous suffit... de ne pas les mettre au monde !» L'intérêt des générations futures dépend en effet doublement de nous : serons-nous assez généreux pour ne pas leur laisser un monde ravagé par notre égoïsme et notre avidité, mais serons-nous également assez confiants ou assez fous pour les faire advenir ? Dans un monde parfaitement rationnel, il serait en effet possible qu'une génération décide d'être elle-même le fameux terminus ad quem de l'histoire humaine. Sonneraient alors concomitament l'heure de la fin et l'heure du festin.

 

Ce raisonnement est d'autant plus pertinent que la question n'est pas seulement «Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?», mais aussi «A quel genre d'individus allons-nous laisser le monde ?». Si l'on fait l'hypothèse que les générations futures n'auront pas grand soin de la planète, ne faut-il pas en conclure que nous nous serons bridés pour rien ? Ce qui revient à considérer que toute génération future qui déciderait de jouir au maximum du monde exercerait une forme de hold-up général sur l'effort de toutes celles qui l'ont précédées.

 

Que peut-on déduire de raisonnable de ces raisonnements extrêmes ? Que l'intérêt des générations futures dépend assez largement du nôtre, en réalité. De nombreux parents le savent : le bonheur de leurs enfants (du moins dans leurs plus jeunes années) est en partie tributaire du leur. Dans cet ordre d'idées, il n'est pas sûr que des parents qui se sacrifieraient totalement à leurs enfants, qui se «saigneraient aux quatre veines» pour eux, comme on dit, mettraient ceux-ci dans la meilleure situation pour jouir de la vie. A plus grande échelle, il n'est pas certain que le processus de civilisation nous enjoigne collectivement un tel sacrifice.

 

Le débat sur la dette publique offre un bon terrain d'observation à cette réflexion. Il est dit et répété sur tous les tons que dépenser trop aujourd'hui, cela revient à endetter les générations futures, c'est-à-dire à reporter sur nos enfants la charge et le prix de nos inconséquences présentes... Comme le dit l'économiste Jean-Paul Fitoussi, la question pourrait pourtant se poser en d'autres termes : «Vaut-il mieux que nos enfants paient des impôts plus tard ou bien qu'ils grandissent aux côtés de pères et de mères au chômage aujourd'hui ?» Encore une fois, la question prend ici, à dessein, forme de provocation. Mais elle recèle un intérêt tout à fait évident : l'intérêt des générations futures peut-il, sans se contredire, nous commander d'interrompre toute forme d'investissement social dans les contemporains ? Certaines dépenses publiques ne relèvent certes pas du registre de l'investissement social et prêtent assurément à discussion. Mais les autres ? La meilleure manière de ne pas insulter l'avenir, c'est peut-être de commencer par ne pas s'insulter soi-même.

 

Si l'on suit le raisonnement des partisans d'une réduction drastique de la dette publique par souci de ne pas endetter nos descendants, que découvrons-nous ? Qu'y a-t-il au bout de ce chemin ? Une grande clairière conservatrice. La quintessence du conservatisme en son double sens : conserver le monde en l'état, mais aussi conserver l'ordre des forts et des faibles, des pauvres et des riches, ne rien changer aux hiérarchies du moment, les empailler soigneusement de manière à leur laisser prendre avec le temps la forme d'un nouvel état de nature.

Faire en sorte de préserver l'intérêt des générations futures, c'est aussi faire en sorte de nous donner envie de les mettre au monde."

 

                                                              Thierry PECH

Thierry Pech est éditeur au Seuil.

 

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